1066 – De l’abbaye saccagée à l’œil transpercée,
autopsie d’une ripaille et d’un corps explosé
Alfred de Bourrin traînait alors
ses guêtres dépareillées aux quatre coins du Royaume, de troquet en troquet, de
chopine en chopine, à la découverte des plaisirs interdits et de prose bien
sentie. Son errance chaloupée le mena jusqu’en Normandie, où il pleuvait tout
autant qu’aujourd'hui, même que le Bourrin gueulait parce qu’il avait déjà pris
un bain lors du passage au niveau millénaire et qu’il avait pas encore besoin
d’être lavé (surtout pas de ses pêchés).
Les pas d’Alfred de Bourrin le
menèrent jusqu’à Cherbourg, la cité des marins, où il put festoyer avec
quelques âmes saoules. L’ivresse et l’arrière-train de la taulière lui
inspirèrent un sonnet, que j’ai retrouvé dans les archives de la Bibliothèque Nationale,
dans un coin poussiéreux, entre une anthologie de François Villon et une
encyclopédie sur la confection du cidre.
« Dans le port de Cherbourg
Y’a
des marins qui baisent
Le
cul de la rombière
Aux
larges dimensions
Dans
le port de Cherbourg
Y’a
des marins qui boivent
Qui
me paient la tournée
Toute
la sainte journée
Ensemble
nous buvons
A
la santé des tromblons
Et
ils chantent comme je pisse
Sur
les oriflammes tristes »
Alfred de Bourrin, Le Port de
Cherbourg et autres calembours, arcane 32 de A coups d’Bourrin
Une bagarre éclata. Nous étions
le 15 août. Bourrin demanda à quelques voyageurs parisiens de lui payer une
tournée en échange d’un sonnet bien pensé. Face au refus catégorique et fort
peu approprié des itinérants, Bourrin appela à la révolte des autochtones, qui
ne montrèrent guère plus d’enthousiasme. Excédé de constater que l’assemblée
toute entière ne s’intéressait guère à la poésie, aux bons mots et autres pérégrinations
intellectuelles ou gustatives, Bourrin sortit alors son fidèle marteau et
fracassa le crâne des voyageurs ; le désordre qui s’ensuivit fut
délectable, les tauliers cherchant à raisonner l’inopportun et magnifique poète
qui déclarait entre deux gorgées de cervoise que « Nom d’un cyclope mal
torché, [il[ parviendrait bien à le devenir, [lui], torché, avant de quitter le
troquet ».
Un des habitués courut alors
appeler la garnison en renfort, et quelques soldats bien lunés s’en allèrent
promener leur morale tordue et leur expérience des matelots panachés jusqu’au
troquet où Bourrin semait la mort et la bonne parole prosée.
En arrivant au troquet, les
soldats, au nombre de douze, constatant d’une part, que Bourrin était d’une
force absolument incroyable, et que d’autre part, s’ils essayaient de le calmer
par la force, ils risquaient de se retrouver bien vite en infériorité
numérique, eurent la bonne idée de proposer à Bourrin de partager au voyage
organisé auquel ils allaient eux-mêmes bientôt prendre part.
Bourrin, qui n’aime pas la
compagnies des encapuchonnés, déracina la tête d’un jeune soldat encore
imberbe, avant de prendre conscience que voyager aux frais de l’armée pouvait
avoir ses petits avantages, l’arme s’y connaissant pas mal en terme de boisson
(plus qu’en matière de poésie, quoi qu’il en soit).
Les soldats expliquèrent à Alfred
de Bourrin que le voyage, prévu en septembre, était organisé par un certain
Guillaume, duc de Normandie. Quand il apprit que le duc en question était
l’heureux édificateur d’un charmant bâtiment intitulé l’Abbaye aux Femmes, il
se dit que putain, il y avait sans doute quelques paires de chastes fesses à
déflorer dans cet établissement (qui dit abbaye aux femmes dit forcément jeunes
pucelles, n’est-il pas ?) et que décidément, ce Guillaume était un homme
de goût et que pour peu qu’il fut poète, il pourrait s’en faire un ami.
Alfred de Bourrin clama donc
alors : « Nom d’un alexandrin vérolé, je vous suivrais jusqu’en
enfer », en quand on lui parla d’Angleterre, il ajouta que ce devait être
la porte à côté.
« Vils coquins que les
Anglais, marchons ensemble, encapuchonnés branlouilleurs de sainte-quenouille,
menez-moi à votre Guillaume que nous en fassions un William, et n’oubliez pas
de faire un détour par cette sainte abbaye ! »
Ainsi fut dit, ainsi fut fait.
En route pour l’Abbaye promesse
de flagorneries, les soldats de Guillaume (que l’on appelait encore Guillaume
le Belligérant, rapport au fait qu’il était plutôt anonyme) racontèrent à
Alfred de Bourrin de quelle savante façon ils comptaient occire à tour de bras
sitôt débarqués en Angleterre, et Alfred ajouta que lui comptait également
violer les marâtres à tour de queue, ce à quoi il lui fut répondu qu’il fallait
préserver l’honneur du Royaume et ne pas tomber dans d’aussi viles bassesses
que celles auxquels les Anglais avaient habitué leur petit monde. Alfred de
Bourrin précisa néanmoins que l’honneur du Royaume lui importait moins que
l’activité de son membre viril, ce à quoi il ne lui fut rien répondu, trouille
de marteau oblige.
Alfred et ses nouveaux amis
arrivèrent à l’Abbaye. Le Bourrin pénétra avec un enthousiasme non dissimulé
dans l’Abbaye fraîchement construite et dans les habitantes, fraîchement
surprises. Il investit quelques conduits de divine praline, emboutit la Supérieure qui le contenta avec
un air qui ne l’était pas moins (supérieur, suivez) et quelques jeunes
demoiselles s’évanouirent, moitié par plaisir, moitié par douleur.
Quand Guillaume arriva (par
surprise, c’était un boute-en-train) pour saluer l’arrivée du poète au sein de
son armée, il fut quelque peu horrifié de voir l’Abbaye dont il avait lui-même
commandé la construction complètement mise à sac. En fait, le Pape se montrait
quelque peu réticent à l’union de Guillaume avec Mathilde de Flandre, en 1050
(il était question d’une vague consanguinité, au 5ème degré – très
froide donc – et puis comme quoi l’arrière-grand père de Guigui aurait botté en
touche dans le beurre de la tantine de la cousine de Mathilde, et que ça aurait
fait des tartines de chiards, mais tout cette affaire demeure très sombre).
Guillaume, qui avait oublié d’être con, avait promis comme gage de sa bonne foi
la construction de deux abbayes (une pour les hommes, une pour les femmes),
bien qu’il n’ait de monacal ni le rythme de vie, ni la libido.
Donc, pour Guillaume, voir
Bourrin mettre à foutre et à cris sa belle abbaye dédiée au Très Haut, il
trouvait que c’était un coup bas. Il se mit dans une royale fureur et fit bien
comprendre à Alfred de Bourrin que d’amitié il ne saurait être question entre
eux.
Ni une, ni deux, Alfred
n’apprécie que moyennement les remarques quant à sa conduite, dont il considère
qu’elle est le plus beau remerciement possible à l’Autre tout là-haut pour tous
les bienfaits qu’il a offert aux Hommes (surtout les femmes, les rimes en –ite
et la poésie).
Alfred de Bourrin entre dans une
colère noire, devient tout rouge (bien qu’il n’avait aucune notion de ce que
pouvait être le communisme), rit jaune, en colle des vertes et des pas mûres
dans la gueule des hommes de Guillaume qui pour le coup devient tout blanc.
« C’est ainsi que l’on
m’accueille parmi les vôtres, fils de putain (il était super énervé, il a même pas
pensé à claquer des rimes dans son monologue) ? Eh bien, je m’en vais de
ce pas quérir un billet de ferry pour aller chez les Biftecks et je m’en vais
prendre sous mon aile votre illustre adversaire dont le nom, et c’est assez
amusant, rime avec « Oh baby, today, it’s cold ». On verra bien qui
rira le dernier ». De fait, personne ne rit, Guillaume demanda à ses
hommes qui tenaient encore sur leurs jambes de remettre tout en ordre avant que
Mathilde ne rentre et ordonna qu’on oublie bien vite l’incident.
Quand Harold vit arriver Alfred
de Bourrin (il eut le temps de le voir arriver, puisque le Bourrin était trop
imposant pour passer sous la porte de la salle du trône et on fit abattre un
mur pour que finalement, Harold puisse saluer et adouber son nouveau vassal, et
puis Alfred de Bourrin fit la suggestion que c’était rien, il pourrait se faire
une sublime véranda avec vue sur la
Tamise, ce à quoi Harold répondit que ouais, mais il ne
pouvait pas supporter les troubadours qui passaient parfois sur les navires en
chantant que God save the queen the fascist regim), il fut bien content de
récupérer pour pas cher (cinq litres de vin tous les jours, trois vierges et
des plaques de marbre pour que Bourrin puisse y graver sa poésie) l’un des plus
illustres poètes de l’époque.
Le 14 octobre, les Normands se
présentèrent à Hastings, avec la ferme intention de ne plus parlementer. Harold
se doutait bien que Guillaume faisait un peu la gueule qu’il lui ait piqué son
trône et qu’il n’avait pas fait le voyage avec des navires de guerre en veux-tu
en voilà pour prendre le thé, même si c’est à peu près à cette heure là que le
premier cor souffla en écho sur le champ de bataille. Harold se dit, à juste
titre, que derrière l’imposante carcasse du Bourrin, il ne risquait rien (il
avait oublié d’être con aussi, celui-là). Il demanda donc à Alfred de Bourrin
de continuer à déclamer de la poésie de haute volée pendant que les hommes
tranchaient des gorges à tout va (ce qui n’était évidemment qu’un prétexte pour
le garder tout près de lui).
A dire vrai, le Bourrin
n’appréciait que moyennement de ne pas pouvoir fendre des crânes, d’autant
qu’il voyait Guillaume tout là-bas et qu’il lui aurait bien dévissé la tête
pour lui chier dans le cou. Mais bon, honnêtement, le cocktail « poésie au
milieu d’un mare de sang avec un soupçon d’urine » (Harold qui s’était
pissé dessus), il trouvait cela plutôt baroque, le garde-champêtre au gros
marteau.
La bataille battait son plein et
affichait guichets fermés. Pour tout dire, les Anglais prenaient une belle
branlée, mais cachés derrière le stade de Wembley, en construction depuis l’an
122, ils se défendaient plutôt pas mal vu leurs faibles moyens. On se dirigeait
vers un match nul, contre le cours du jeu, puisque les Normands dominaient sans
réussir à concrétiser et n’étaient même pas à l’abri d’une contre-attaque.
Harold avait même concocté une petite surprise (qui aurait pu renverser la
situation) à « l’autre con d’Normand » comme il l’appelait
affectueusement, mais on ne sut jamais en quoi elle consistait. Au moment où il
déclara à ses généreux généraux (comprendre gros tas friqués gradés) « de
dieu, putain, i have a fuckin’ idea les mecs, on va la winner c’te guerre, ça
peut pas raté, on va les fucker, tout simplement en… »
Et là, ce fut le drame. Alfred de
Bourrin vit que la charrette transportant les vivres venait d’essuyer un obus
de 40, soit la tête d’un anglais rouquin qui souriait encore parce qu’il venait
de l’accouchement de sa nièce, la future Elizabeth 2. Les tonneaux de cervoise
déversaient leur magique contenu dans la boue, et Alfred ne put supporter la vue d’un tel massacre. Il se
précipita à terre pour « boire à même le sol, les bienfaits de notre mère
la terre ». Guillaume, qui vit Alfred se pencher et la tête de Harold
apparaître en tout petit derrière se dit que putain, l’occasion était trop
belle. Il attrapa une flèche dans son carquois, banda, surtout son arc et
décocha son tir. A dire vrai, « ce fut la seule chose à peu près réussie
dans ce merdier », commenta Alfred de Bourrin par la suite dans un
sinistre bar de La Rochelle,
entre le Café des Dunes et Aux Deux Bites d’Amarrage (il ne comprit jamais qui
était ce singulier être nommé Amarrage). Bref, la flèche transperça l’œil
de l’ami Harold, qui se dit qu’il valait mieux mourir que de voir quelle
tronche il aurait pu avoir après. Alfred de Bourrin, qui ne perd
jamais le nord, courut plein sud, en se disant qu’il pourrait profiter de
l’occasion et s’attribuer le mérite de ce joli coup, en prétextant qu’il avait
fait exprès de se pencher pour laisser le champ libre à Guillaume. S’il pouvait
toucher en récompense quelques pièces d’or qu’ils pourraient dépenser dans les
bars de la perfide Albion, tant mieux. En arrivant devant Guillaume, il déclara
son exploit, mais Guillaume ne fut pas dupe. « Tu ne te fous pas un peu de
ma gueule, gros tas ? ».
Encore une fois, Alfred de
Bourrin ne goûta que peu la réflexion. Il allongea une droite monumentale à
Guillaume, dont on parla pendant plusieurs générations dans la famille
Conquérant (on arrêta d’en parler quand ils montèrent quelques années plus tard
une chaîne de supermarché et une ligne de cahiers, parce que ça la foutait mal,
niveau image de marque, s’être fait tarter par un obscur poète). Le coup fut si
puissant que Guillaume vola au-dessus de la mêlée et apparut au regard de tous
ses hommes qui le croyaient mort. Le voir voler comme ça, ils crurent que leur
patron était un putain de demi-dieu et qu’il serait fâché s’ils n’arrivaient
pas à entartiner vite fait la gueule des Britons.
Voilà comment les Normands
achevèrent de réduire en bouillie les Biftecks pour en faire des Steack Hachés.
Plus tard, Alfred de Bourrin
repassa souvent chez Guillaume qui lui payait toujours le coup, en remerciement
au fameux coup dans la gueule. En vérité, Guillaume eut beaucoup de mal à se
remettre moralement du pain dans la face, à tel point qu’il devint boulimique
et termina sa vie obèse.
Alfred de Bourrin, chose
exceptionnelle dans la vie du poète, se déplaça même pour l’inhumation, quand
Guillaume eut poussé le dernier soupir. Il arriva quelque chose de bien
singulier, que le Bourrin ne manqua pas de retranscrire dans sa fameuse Bourrinade :
« A
l’instant précis où l’on déposa le corps du gros entre ses quatre planches
Le
cadavre explosa comme une moule dans laquelle les frites Déboulent en
embouteillage
Le
médecin parla d’une sombre bile et de péritonite
Je
suis sûr plutôt qu’il était mort d’avoir manger
A
s’en faire péter la panse déjà bien bourrée
Je
ne vous conte pas l’odeur innommable qui envahit
A
ce moment la pièce et nos narines à envi.
Guillaume
finit donc sa vie plutôt dispersée
Et
les vers ont dû se marrer en jonglant entre les bouts éparpillés ».
C’était ALFRED DE BOURRIN ET
LA CONQUETE
DE
L’ANGLETERRE